8

 

Mr Paravicini descendit tard. Il prit du café et un toast – maigre petit déjeuner continental typique.

Il déconcerta quelque peu Molly, quand elle le lui apporta, en sautant sur ses pieds, en effectuant une vertigineuse courbette et en s’exclamant :

— Ma charmante hôtesse, présumé-je ? Suis-je dans le vrai ou bien si je m’abuse ?

Molly lui précisa assez sèchement qu’il ne s’abusait pas. Elle n’était pas d’humeur badine.

« Pourquoi faut-il, ronchonna-t-elle toute seule en empilant la vaisselle sale dans l’évier, qu’ils veuillent tous leur petit déjeuner à une heure différente ? C’est quand même un monde, non ? »

Elle balança les assiettes dans l’égouttoir et se rua au premier pour faire les lits. Pas question de compter sur l’aide de Giles ce matin. Il fallait qu’il creuse une tranchée pour atteindre le poulailler et la chaufferie.

Elle liquida les lits en cinq sec, et de son propre aveu « à la va-te-faire-foutre », en se contentant de lisser les draps et de les remonter en vitesse. Elle s’échinait dans la salle de bains quand le téléphone sonna.

Après avoir pesté d’être ainsi dérangée, elle éprouva un léger soulagement à se dire, tout en dévalant l’escalier pour répondre, que la ligne n’était au moins pas en dérangement.

Elle était un peu hors d’haleine quand elle déboula dans la bibliothèque pour décrocher :

— … oui ?

Roulant plaisamment les R comme il sied à la campagne, une voix s’enquit avec cordialité :

— Je suis bien à Monkswell Manor ?

— Pension de famille de Monkswell Manor, oui, j’écoute.

— Puis-je parler au lieutenant de vaisseau Davis, je vous prie ?

— Il ne lui est malheureusement pas possible de venir au téléphone pour l’instant, répondit Molly. Mrs Davis à l’appareil. À qui ai-je l’honneur ?

— Superintendant Hogben, de la police du Berkshire.

Molly retint une exclamation étouffée.

— Oh ! oui… euh… oui, bien sûr, balbutia-t-elle.

— Mrs Davis, il s’agit d’un problème d’une extrême gravité. Je préfère en dire le moins possible au téléphone, mais je vous ai dépêché le sergent Trotter et il devrait arriver chez vous d’un instant à l’autre.

— Mais il n’arrivera jamais jusqu’ici ! Nous sommes bloqués par la neige… complètement bloqués. Les routes sont impraticables.

Rien ne vint cependant troubler l’assurance de la voix à l’autre bout du fil :

— Trotter parviendra jusqu’à vous quoi qu’il advienne. Mais je vous conjure, Mrs Davis, d’obtenir de votre mari qu’il écoute ce que Trotter a à lui dire et qu’il suive ses instructions à la lettre. Un point, c’est tout.

— Mais, superintendant, qu’est-ce que…

Mais il y eut un déclic sans appel. Ayant manifestement vidé son sac, Hogben venait de raccrocher. Molly actionna la fourche du combiné… une fois, deux fois… puis laissa tomber et se retourna en entendant la porte s’ouvrir.

— Oh ! te voilà, Giles, mon chéri.

Giles avait de la neige dans les cheveux, du poussier plein la figure et paraissait en nage :

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon cœur ? J’ai rempli tous les seaux à charbon et rentré le bois, je vais enchaîner avec les poules et je jetterai ensuite un coup d’œil à la chaudière. Ça te va ? Mais qu’est-ce qui se passe, enfin, Molly ? Tu as l’air aux cent coups.

— C’était la police, Giles !

— La police ? fit Giles, incrédule.

— Oui, et ils nous envoient un inspecteur, ou un sergent, ou je ne sais plus trop quoi.

— Mais pourquoi ça ? Qu’est-ce qu’on a fait ?

— Je n’en sais rien. Tu crois que ça peut être pour ce kilo de beurre qu’on a reçu d’Irlande ?

Giles plissa le front :

— La redevance radio, j’ai bien pensé à la payer, oui ?

— Oui, le récépissé est sur le bureau. Giles, la vieille Mrs Bidlock m’a refilé cinq tickets de sa carte de vêtements en échange de mon vieux manteau de tweed. J’imagine que c’est ça qui cloche… et pourtant, moi, je trouve que c’est tout ce qu’il y a de normal. Ça me fait un manteau en moins, j’ai bien droit à cinq tickets de plus ? Oh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’on a bien pu faire d’autre ?

— J’ai loupé de peu une voiture, l’autre jour. Mais je te garantis que c’était l’autre abruti qui était dans son tort. Ça, je te le garantis.

— On a pourtant bien dû faire quelque chose ! gémit Molly.

— Le problème, à l’heure actuelle, c’est qu’on ne peut pratiquement plus lever le petit doigt sans que ce soit illégal, maugréa Giles. C’est pour ça qu’on traîne un perpétuel sentiment de culpabilité. Il doit s’agir d’un truc au sujet de l’ouverture de cette boîte. Gérer une pension de famille doit sous-entendre une foultitude de tracasseries administratives dont nous n’avons jamais entendu parler.

— J’étais persuadée qu’il n’y avait que le règlement sur le débit de boisson qui comptait. Et nous n’avons rien donné à boire à personne. À part ça, qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de gérer notre propre maison comme bien nous l’entendons ?

— Je sais. Tout ce que tu dis est frappé au coin du bon sens. Mais, comme je me tue à te le répéter, tout est plus ou moins interdit, par les temps qui courent.

— Seigneur ! se lamenta Molly. Si seulement nous ne nous étions jamais lancés dans cette histoire ! Nous allons rester bloqués par la neige pendant une éternité, et tout le monde va être d’une humeur de dogue, et, par-dessus le marché, ils vont nous dévorer toutes nos boîtes de conserve !

— Ne te laisse pas abattre, mon cœur ! On traverse pour le moment une mauvaise passe, mais au bout du compte tout finira bien par s’arranger.

Il lui posa un baiser sur le sommet du crâne d’un air passablement distrait, puis lui dit d’une voix changée :

— Tu sais, Molly, quand on y pense, il doit s’agir de quelque chose de rudement grave pour que la police envoie un flic crapahuter comme ça dans la neige par le temps qu’il fait.

Il désigna la neige qu’on voyait continuer de tomber de l’autre côté de la vitre :

— Ça doit même être, en plus, fichtrement urgent.

Comme ils se dévisageaient l’un l’autre, la porte s’ouvrit et Mrs Boyle entra en tempête.

— Ah ! vous êtes là, Mr Davis ! tonna-t-elle. Est-ce que vous savez que le chauffage du salon est pratiquement glacé ?

— Je suis au regret, Mrs Boyle, mais nous sommes assez pauvres en anthracite et…

Elle ne le laissa pas achever :

— Je paye ici sept guinées par semaine… sept guinées. Et je n’ai pas la moindre intention de tolérer qu’on me laisse geler.

Giles devint apoplectique.

— Je vais recharger la chaudière, grommela-t-il.

Il sortit de la pièce et Mrs Boyle s’en prit alors à Molly :

— Permettez-moi de vous signaler, Mrs Davis, que vous hébergez ici un personnage qui a un genre… euh… extrêmement spécial. Ses manières… ses cravates… et sauriez-vous me préciser s’il lui arrive jamais de se passer un peigne dans les cheveux ?

— C’est un jeune architecte extrêmement brillant, se défendit Molly.

— Plaît-il ?

— Christopher Wren est un architecte qui…

— Devrais-je vous signaler, chère petite madame, glapit Mrs Boyle, qu’il m’est déjà arrivé d’entendre citer sir Christopher Wren. Je n’ignore pas qu’il était architecte. Il a, après tout, construit la cathédrale Saint-Paul, dont la première pierre fut, si je ne m’abuse, posée en 1675. Les jeunes s’imaginent toujours qu’ils ont le monopole de la culture.

— Je veux parler de ce Wren-ci. Il se prénomme lui aussi Christopher. Ses parents l’ont appelé comme ça parce qu’ils mouraient d’envie qu’il soit un jour architecte. Et il l’est devenu… enfin, presque… ce qui fait que leur souhait a été exaucé.

— Humph ! fit Mrs Boyle avec un reniflement éloquent. Cette histoire m’a tout l’air bien saumâtre. Je me renseignerais sur son compte, si j’étais vous. Que savez-vous de lui, au juste ?

— Ni plus ni moins que ce que je sais de vous, Mrs Boyle… c’est-à-dire que vous nous versez l’un comme l’autre sept guinées par semaine. C’est vraiment tout ce dont j’ai besoin en fait de renseignements, vous n’êtes pas de mon avis ? Au-delà, je ne me sens plus concernée. Et peu m’importe si j’éprouve de l’affection pour certains de mes clients…

Molly planta son regard dans celui de Mrs Boyle :

— … et si je ne peux pas voir certains autres en peinture.

Mrs Boyle s’empourpra de fureur :

— Vous êtes jeune, tristement dénuée d’expérience et devriez savoir gré aux personnes avisées qui vous prodiguent leurs conseils. Et qu’en est-il de cet étranger bizarre ? Quand au juste est-il donc arrivé ?

— Au beau milieu de la nuit.

— Allons bon ! Voilà qui n’est pas banal. Pas très conventionnel, en fait d’horaire.

— « Refuser d’accueillir un voyageur authentique – et donc légalement autorisé à se faire servir des spiritueux à toute heure – serait contrevenir à la loi », Mrs Boyle, récita Molly, suave. Mais sans doute l’ignoriez-vous ?

— Tout ce que je puis dire de ce Paravicini, ou quel que soit le nom dont il s’affuble, c’est qu’il m’a tout l’air de…

— Prenez garde, prenez garde, chère madame ! Quand on parle du loup…

Mrs Boyle bondit comme si c’était le diable en personne qui lui avait adressé la parole. Mr Paravicini, qui s’était faufilé dans la pièce d’un pas sautillant sans que les deux femmes le remarquent, se mit à rire en se frottant les mains avec une sorte de joie démoniaque.

— Vous m’avez fait peur ! grinça Mrs Boyle. Je ne vous avais pas entendu entrer.

— Je prends toujours bien garde de marcher sur l’extrême pointe des pieds, expliqua Mr Paravicini dans son anglais élaboré. Ainsi, personne ne m’entend jamais ni entrer ni sortir. L’effet produit m’amuse au plus haut point. Et il m’arrive ainsi parfois de surprendre des conversations. Cela aussi m’amuse énormément… Toutefois, ajouta-t-il en confidence, je n’oublie jamais, jamais, ce que j’ai entendu.

— V-vraiment ? chevrota Mrs Boyle. Il faut que j’aille chercher mon tricot… je l’ai laissé dans le salon.

Et elle sortit comme si le Malin était toujours à ses trousses.

Molly n’avait pas fait un geste et considérait Mr Paravicini d’un air intrigué. Il vint tout près d’elle en une sorte de pas valsé :

— Ma très charmante hôtesse me semble fort contrariée.

Avant qu’elle n’ait pu l’en empêcher, il lui prit la main et la baisa :

— D’où vous viennent vos soucis, gente dame ?

Molly recula d’un pas. Elle n’appréciait décidément guère Mr Paravicini. Il la reluquait comme un faune sur le retour.

— Tout est compliqué, ce matin, éluda-t-elle. À cause de cette neige.

— Bien sûr.

Mr Paravicini tourna la tête vers la fenêtre :

— La neige rend tout extrêmement compliqué, n’est-ce pas ? À moins, au contraire, qu’elle ne simplifie bien des choses.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Non, fit-il pensivement. Il y a en effet bien des réalités qui semblent vous échapper. J’ai cru remarquer, entre autres, que vous n’en savez pas bien long sur la tenue d’une pension de famille.

Le menton de Molly se releva, agressif :

— Je l’admets bien volontiers. Mais nous avons la ferme intention que ça ne tarde pas à changer.

— Bravo, bravo !

— Après tout, fit Molly d’une voix qui trahissait une légère inquiétude, je ne suis pas si mauvaise cuisinière que ça…

— Vous êtes, sans l’ombre d’un doute, la plus enchanteresse des cuisinières ! décréta Mr Paravicini.

Quels casse-pieds, ces étrangers, se dit Molly.

Peut-être Mr Paravicini lut-il dans ses pensées. En tout état de cause, son attitude se modifia. Et c’est avec un mélange de calme et de gravité qu’il poursuivit :

— Puis-je prendre la liberté de vous mettre en garde, Mrs Davis ? Votre mari et vous ne devriez pas vous montrer trop confiants, je vous assure. Avez-vous demandé à vos clients qu’ils vous fournissent des références ?

— Ça se fait d’ordinaire ? s’inquiéta Molly. Je croyais que les gens débarquaient tout bonnement… sans plus.

— On est toujours bien avisé d’en savoir assez long sur les gens qu’on autorise à dormir sous son toit.

Il se pencha pour la saisir par l’épaule en une sorte de geste comminatoire :

— Prenez mon cas, par exemple. Je me suis présenté au beau milieu de la nuit. Ma voiture, ai-je déclaré, s’est retournée dans une congère. Mais qu’est-ce que vous savez de moi ? Rien de rien. Et sans doute n’êtes-vous pas mieux renseignée sur vos autres pensionnaires.

— Mrs Boyle…, commença Molly.

Mais elle s’interrompit, la dame en question réinvestissant la pièce, son tricot à la main :

— Il fait vraiment trop froid dans le salon. Je vais m’installer ici, décréta-t-elle en se dirigeant vers la cheminée.

En une pirouette éclair, Mr Paravicini l’y eut précédée :

— Permettez, madame, que pour vous j’attise cette flambée !

Molly fut frappée, comme elle l’avait été à 2 heures du matin, par l’agilité bondissante avec laquelle l’étranger se mouvait. Elle avait précédemment remarqué le soin maniaque qu’il mettait à toujours tourner le dos à la lumière, et là, alors qu’il venait de s’agenouiller pour tisonner le feu, elle découvrit soudain la raison de cette sage précaution. Le visage de Mr Paravicini était fort adroitement mais non moins indubitablement maquillé.

Alors, comme ça, cet abominable vieux beau cherchait à paraître plus jeune qu’il ne l’était ? Eh bien, pour un ratage, c’était un ratage ! Son âge, il le faisait, et dans les grandes largeurs ! Il n’v avait que sa démarche, incongrûment juvénile, qui détonnait dans le tableau. Mais peut-être que, ça aussi, c’était le résultat d’un truquage.

L’irruption inopinée du major Metcalf arracha Molly à ses réflexions désabusées pour la ramener sur le terrain autrement déplaisant de la réalité.

— Mrs Davis, je crains bien que la tuyauterie des… euh…

Il baissa pudiquement la voix :

— … des commodités du rez-de-chaussée ne soit gelée.

— Oh, non ! Non ! Non ! se lamenta bruyamment Molly. Quelle journée ! D’abord la police, et maintenant la plomberie !

Mr Paravicini laissa choir son tisonnier avec fracas. Mrs Boyle s’arrêta net de tricoter. Molly, qui regardait le major Metcalf, fut stupéfaite par la façon dont il se raidissait soudain et par l’expression indéchiffrable de son visage. Une expression qu’elle ne parvenait pas même à situer. C’était comme si toute trace d’émotion s’était effacée de ses traits pour ne plus lui laisser qu’une sorte de masque sculpté dans le bois.

— Vous – avez – bien - dit : la – police ? questionna-t-il sur un étrange rythme saccadé.

Elle se rendit compte que, derrière cette apparence figée, il était en proie à une émotion violente. Qu’il se fût agi de peur panique, d’attitude du chasseur aux aguets ou de jubilation extrême, elle aurait été bien en peine de le dire. Mais le phénomène n’en était pas moins manifeste. « Cet homme, se dit-elle en elle-même, pourrait bien se révéler dangereux. »

Il reprit, mais son ton ne reflétait plus, cette fois, qu’un étonnement mitigé :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de police ?

— Ils viennent de téléphoner, répondit Molly. Il n’y a pas cinq minutes. Pour dire qu’ils nous envoient un sergent.

Elle jeta un coup d’œil en direction de la fenêtre et conclut comme on formule un vœu :

— Mais ça m’étonnerait qu’il arrive jamais jusqu’ici.

— Pourquoi est-ce qu’on nous envoie la police ? insista Metcalf.

Menaçant ? Pas menaçant ? Il s’était en tout cas rapproché d’elle d’un pas ferme. Mais avant qu’elle n’ait pu répondre, la porte s’ouvrit et Giles entra.

— Saloperie d’anthracite ! bougonna-t-il. Autant de cailloux que de charbon. Mais qu’est-ce que vous avez à faire tous cette tête ? ajouta-t-il avec rudesse.

Le major Metcalf s’en prit à lui :

— Je viens d’apprendre que la police rapplique. Pourquoi diable ?

— Bah ! ça ne risque pas, lui dit Giles. Personne ne traversera jamais un blizzard pareil. Les congères ne font pas loin de deux mètres. Les routes sont rayées de la carte. Personne ne se pointera plus ici aujourd’hui.

À cet instant précis, on entendit distinctement frapper trois coups sourds contre le montant de la fenêtre.

L’effarement fut général. Et, pendant un instant, ils furent même incapables de localiser la source de ce bruit. Comme s’il était venu de nulle part. Avec la violence et la solennité d’un avertissement de l’au-delà. Puis, étouffant un cri, Molly montra du doigt la porte-fenêtre. Un homme toquait présentement au carreau. Quant au mystère de son arrivée, il s’expliquait par le fait qu’il chaussait des skis.

Proférant un juron, Giles traversa la pièce en trois enjambées et ouvrit la porte-fenêtre.

— Merci infiniment, monsieur, le remercia effusionnément le nouveau venu.

Il avait une voix aux intonations quelque peu plébéiennes et le visage tanné par le soleil.

— Sergent Trotter, dit-il en guise de présentation.

Mrs Boyle le fusilla du regard par-dessus son tricot :

— Je doute que vous soyez sergent. Vous êtes trop jeune pour ça.

Le jeune homme – fort jeune en effet – prit assez mal cette critique implicite et affecta d’y voir une offense à sa dignité.

— Je suis plus vieux qu’il n’y paraît, madame, répliqua-t-il d’un ton un peu pincé.

Il balaya des yeux le groupe qui l’entourait et arrêta son regard sur Giles :

— Vous êtes Mr Davis ? Puis-je ôter mes skis et les entreposer quelque part ?

— Bien sûr. Suivez-moi.

— Et voilà où, de nos jours, passe l’argent du contribuable ! fit aigrement remarquer Mrs Boyle tandis que la porte du hall se refermait sur eux. À ce que nos forces de police pratiquent les sports d’hiver !

Paravicini s’était approché de Molly. Sa voix siffla presque quand il lui chuchota soudain très vite :

— Pourquoi avez-vous appelé la police, Mrs Davis ?

Saisie par la dureté de son regard, elle esquissa un mouvement de recul. C’était là un nouveau Mr Paravicini. L’espace d’un instant, elle faillit céder à la peur.

— Mais ce n’est pas moi qui l’ai appelée ! protesta-t-elle avec désespoir. Nous n’y sommes pour rien du tout !

Et puis Christopher Wren apparut sur le seuil, au comble de l’agitation et chuchotant d’une voix à vous vriller les tympans :

— Quelle est cette créature divine dans le hall ? D’où nous vient cet homme des neiges ?

— Que vous le croyiez ou non, mugit la voix de Mrs Boyle par-delà le cliquetis de ses aiguilles à tricoter, cet individu est un policier. Un policier qui s’adonne au ski ! Je vous demande un peu !

C’en était désormais bien fini des classes laborieuses, tel était somme toute ce que semblait sous-entendre sa phrase.

— Pardonnez-moi, Mrs Davis, murmura le major Metcalf à Molly. Puis-je me servir de votre téléphone ?

— Mais bien sûr, voyons.

Il atteignit l’appareil au moment exact où Christopher Wren faisait observer d’une voix suraiguë :

— C’est la séduction faite homme, vous ne trouvez pas ? J’ai toujours eu un faible insensé pour les policiers. Ils ont un je-ne-sais-quoi qui vous…

— Allô ! Allô !

Le major Metcalf martyrisait la fourche du téléphone. Il en appela à Molly :

— La ligne est muette, Mrs Davis. Il n’y a plus de tonalité.

— Mais ça marchait encore il y a deux secondes. Je…

Elle ne put poursuivre. Christopher Wren riait. D’un rire haut perché, quasi perçant. D’un rire hystérique :

— Alors nous voilà coupés du reste de l’humanité ! Faits comme des rats ! Ha ! ha ! Tordant, non ?

— Je ne vois pas là de quoi rire, décréta le major Metcalf, très sec.

— Moi non plus, vraiment pas ! renchérit Mrs Boyle.

Christopher continuait à se tordre :

— Faits comme des rats ! Dans une histoire de souris ! Ha ! ha ! ha ! Je suis vraiment le seul ici à avoir le sens de l’humour !

Mais soudain il porta un doigt à ses lèvres :

— Chuuut ! Voici le limier à l’œil de braise qui revient !

Giles reparut escorté du sergent Trotter. Ce dernier s’était débarrassé de ses skis, avait brossé la neige dont il était au préalable couvert et tenait à la main un stylo et un carnet de taille impressionnante. Il apportait avec lui cette atmosphère de pesanteur inexorable que suscite la machine policière lorsqu’elle se met en branle.

— Molly, l’appela Giles, le sergent Trotter souhaite nous dire un mot en particulier.

Elle les suivit tous les deux hors de la pièce.

— On va s’installer dans le bureau, proposa Giles.

Ils gagnèrent une sorte de réduit, situé au fond du hall et soudain ennobli par la grâce de l’appellation. Le sergent Trotter referma soigneusement la porte derrière lui.

— Oh ! je vous en conjure, sergent, implora Molly, dites-nous vite ce que nous avons fait !

— Ce que vous avez fait ?

Le sergent Trotter eut l’air de tomber des nues. Puis son visage s’éclaira :

— Oh ! il ne s’agit de rien de tel, très chère madame. Je suis navré qu’il ait pu y avoir un quelconque malentendu. Non, Mrs Davis, ce qui m’amène est d’ordre tout différent. Je suis ici au titre de la protection policière, si toutefois vous comprenez le sens de cette expression.

N’y comprenant rigoureusement rien, ils se contentèrent d’écarquiller tous deux les yeux.

— Ceci nous renvoie à la mort de Mrs Lyon, reprit le sergent Trotter, très à l’aise. De Mrs Maureen Lyon, qui a été assassinée à Londres il y a de cela quarante-huit heures. Vous avez dû lire un compte rendu de l’affaire dans le journal.

— Oui, dit Molly.

— Le premier point que j’aimerais vous entendre préciser, c’est si vous connaissiez cette Mrs Lyon ?

— Jamais entendu parler, déclara Giles – et Molly confirma dans un souffle.

— Bon, c’est à peu près la réponse que nous attendions. Mais, en fait, Lyon n’était pas le vrai nom de la victime. Elle avait un casier judiciaire et nous avions ses empreintes au sommier, ce qui nous a permis de l’identifier sans problème. En réalité, elle s’appelait Gregg. Maureen Gregg. Son défunt mari, John Gregg, était agriculteur au domaine de Longridge Farm, pas très loin d’ici. Il est possible que vous ayez entendu évoquer l’affaire de Longridge Farm.

On eût dit que la pièce était cernée par le silence. Hors du monde et du temps. Seule une sorte de piaf amorti se faisait entendre de temps à autre – chuintement ouaté d’un paquet de neige se décrochant du toit, bruit furtif, bruit sinistre et de mauvais augure.

Le sergent Trotter n’en poursuivait pas moins :

— En 1940, trois enfants évacués avaient été confiés par l’administration aux époux Gregg, chargés de les héberger à Longridge Farm. L’un de ces enfants n’avait pas tardé à mourir, victime de négligence criminelle et de mauvais traitements. L’affaire a connu un immense retentissement, et les Gregg ont été tous deux condamnés à une peine d’emprisonnement. John Gregg est parvenu à s’évader durant son transfert au pénitencier, a volé une voiture et provoqué un accident en voulant échapper à la police. Il a été tué sur le coup. Mrs Gregg, elle, a purgé sa peine et s’est vu relâcher voici deux mois.

— Et là, elle vient de se faire assassiner, murmura Giles. Sur qui se portent les soupçons ?

Mais le sergent Trotter n’était pas du genre à se laisser bousculer :

— Cette affaire, vous vous en souvenez, monsieur ?

Giles secoua la tête :

— En 1940, j’étais aspirant de marine et je servais en Méditerranée.

— Moi, je… j’ai l’impression d’en avoir entendu parler, bredouilla Molly, la gorge serrée. Mais pourquoi venir nous trouver pour ça ? Qu’avons-nous à voir dans cette histoire ?

— Le problème qui se pose à nous, c’est que vous êtes en danger, Mrs Davis !

— En danger ? répéta Giles, incrédule.

— Hé ! oui, monsieur. Un calepin a été ramassé non loin de la scène du crime. Dans ce calepin figuraient deux adresses. La première était 74, Culver Street.

— Là où la femme a été assassinée ? souligna Molly.

— Oui, Mrs Davis. L’autre adresse était celle de Monkswell Manor.

— Quoi ? s’exclama-t-elle, n’en croyant pas ses oreilles. Mais c’est ahurissant !

— Je ne dis pas le contraire. Mais c’est en tout cas pour ça que le superintendant Hogben a tenu à découvrir si vous connaissiez l’existence d’un lien quelconque entre cette affaire de Longridge Farm et vous… ou votre établissement.

— Il n’y en a aucun… rigoureusement aucun ! s’exclama Giles. Il ne peut s’agir que d’une coïncidence !

— Le superintendant Hogben ne croit pas aux coïncidences, s’empressa de le contredire, mais sans acrimonie aucune, le sergent Trotter. Il serait venu lui-même si cela lui avait été possible. Mais étant donné les conditions atmosphériques, et sachant que je ne suis pas trop nul sur des skis, il m’a dépêché ici avec pour instruction de recueillir le maximum de renseignements sur les divers habitants de la maison, de lui transmettre immédiatement un rapport téléphonique et de prendre toutes les mesures que j’estimerai nécessaires en vue d’assurer la sécurité de chacun.

— La sécurité ? fit Giles, montant sur ses grands chevaux. Bon sang ! mon vieux, vous n’imaginez tout de même pas que quelqu’un va se faire assassiner ici ?

— Je m’en voudrais de donner des sueurs froides à votre épouse, s’excusa Trotter. Mais c’est pourtant bien ce dont est persuadé le superintendant.

— Mais pour quelle raison pourrait-on vouloir…

La voix de Giles se brisa.

— Le découvrir, rappela Trotter, est précisément le but de ma visite.

— Mais toute cette histoire est aberrante !

— Oui, monsieur. Mais c’est bien parce qu’elle est aberrante que le pire est à craindre.

— Vous ne nous avez pas encore tout dit, n’est-ce pas, sergent ? intervint Molly. Vous n’avez pas entièrement vidé votre sac ?

— En effet, madame. Dans le calepin, en haut de la page où figuraient les adresses, la même main avait tracé les mots Trois souris aux yeux crevés. Par ailleurs, un papier était épinglé sur le cadavre de la victime. Il mentionnait : « Celle-là, c’est la première. » En dessous, il y avait un dessin représentant trois souris ainsi qu’un embryon de portée musicale. La musique était celle de la comptine intitulée Trois souris aux yeux crevés.

Molly se mit à la chantonner à mi-voix :

 

Trois souris

Trois souris

Trois souris aux yeux crevés

Trottinaient-menu

Trottinaient-menu

Trottinaient-menu après la fermière

Quand aiguisant son couteau la még…

 

La voix lui manqua :

— Oh ! c’est atroce… atroce ! Il y avait bien trois enfants, n’est-ce pas ?

— Oui, Mrs Davis. Un garçon de quinze ans, une fille de quatorze, et le petit de douze ans qui est mort.

— Que sont devenus les deux aînés ?

— La fille, à ce que je crois, a trouvé des parents adoptifs. Nous ne sommes cependant pas encore parvenus à la situer au juste. Quant au garçon, il devrait maintenant avoir vingt-trois ans. Nous n’avons pas la moindre idée de l’endroit où il peut se trouver. On l’avait toujours dit un peu… bizarre. Il s’était engagé dans l’armée à dix-huit ans. Ensuite il avait déserté. Depuis lors, il a disparu. Le psychiatre de l’armée a formellement déclaré qu’il n’était pas normal.

— Vous pensez que c’est lui qui a tué Mrs Lyon ? demanda Giles. Et que c’est un maniaque homicide qui pourrait venir ici pour Dieu sait quelle raison dont nous n’avons pas idée ?

— Nous sommes persuadés qu’il existe un lien entre quelqu’un qui se trouve ici et l’affaire de Longridge Farm. Lorsque nous aurons découvert la nature de ce lien, nous pourrons aviser. Pour résumer, vous m’avez déclaré, monsieur, n’avoir jamais été mêlé en quoi que ce soit à cette affaire. En va-t-il de même en ce qui vous concerne, Mrs Davis ?

— Je… Oh ! oui oui, bien sûr…

— Voudriez-vous me préciser, avec le maximum d’exactitude, quelles sont les personnes que vous hébergez actuellement ?

Ils lui en donnèrent les noms : Mrs Boyle, le major Metcalf, Mr Christopher Wren, Mr Paravicini. Il les nota dans son carnet.

— Vos domestiques ?

— Nous n’avons pas de domestiques, répondit Molly. Ce qui me rappelle qu’il faut que je mette mes pommes de terre à cuire.

Elle quitta précipitamment la pièce.

Trotter se concentra alors sur Giles :

— Que savez-vous de ces gens, monsieur ?

— Je… Nous…

Giles s’interrompit, puis reprit d’un ton posé :

— À vrai dire, nous ne savons rigoureusement rien sur leur compte, sergent. Mrs Boyle nous a écrit d’un hôtel de Bournemouth. Le major Metcalf, de Leamington. Mr Wren, d’un hôtel particulier de South Kensington. Quant à Mr Paravicini, il nous est tout bonnement tombé du ciel… ou plutôt il nous est arrivé avec la neige : sa voiture s’est retournée pas loin d’ici dans une congère. Mais je veux quand même croire qu’ils ont tous des papiers d’identité, des cartes d’alimentation, ce genre de trucs ?

— Je vais bien évidemment me plonger dans tout ça.

— Dans un sens, c’est une veine qu’il fasse un tel temps de cochon, se félicita Giles. Je ne vois pas bien comment l’assassin pourrait débarquer dans ces conditions.

— Peut-être n’a-t-il pas besoin de le faire, Mr Davis.

— Que voulez-vous dire ?

Le sergent Trotter hésita un moment.

— Il ne faudrait pas exclure, monsieur, déclara-t-il enfin, qu’il puisse fort bien être déjà dans la place.

Giles n’en crut pas ses oreilles.

— Que voulez-vous dire ? répéta-t-il stupidement.

— Mrs Gregg a été assassinée il y a quarante-huit heures. Et tous vos hôtes sont arrivés depuis, Mr Davis.

— Oui, mais ils avaient retenu leur chambre à l’avance… avec un peu d’avance, en tout cas… à l’exception de Mr Paravicini.

Le sergent Trotter soupira. Et son ton exprima soudain une certaine lassitude :

— Ces crimes, cher monsieur, ont été prémédités de longue date.

— Ces crimes ? Un seul a été commis jusqu’à présent. Qu’est-ce qui a pu vous convaincre à ce point qu’il y aurait un second meurtre ?

— Pas qu’il y en aurait… non. Le meurtre, j’espère bien l’éviter. Mais qu’il y aurait tentative, ça, oui.

— Mais dans ce cas-là… si vous avez raison, dit Giles, au comble de l’agitation, il ne peut s’agir que d’une seule personne. Une seule personne a le bon âge. Christopher Wren !